Il est cool, le nouvel album de Manu Katché. Playground , douze instrumentaux qui glissent tout seuls, du moelleux au quasi pimpant, qu’on se surprend à écouter volontiers. D’abord parce que le jazz, c’est pour nous une pratique, comment dire, accidentelle. Ensuite, parce que le nom de Manu Katché n’évoque pas spontanément l’hédonisme. Et pourquoi ça ? Mais à cause de la Nouvelle Star, évidemment, ce télé-crochet auquel on peut s’avouer accro, maintenant que tout le monde a fait son outing et que de «vrais artistes» en sont sortis comme la Tortue asexuée Christophe Willem ou le crooner post-Duchamp Julien Doré.
A la Nouvelle Star, Katché était le juré méchant, si cash que ça pouvait tourner trash, façon leçon de vie. Les candidats à la gloire ne s’y trompaient pas, même les plus fanfarons pétochaient avant son verdict. Extraits : «Je suis là pour écouter des voix. Vos rêves de guignol, je suis trop vieux pour ça.» «Ce que tu proposes est archinul. Tu te fous de notre gueule.» «Même pas j’en veux comme choriste.» Le tout appuyé par un regard au mieux sidéré de tant d’inanité, au pire furieux, genre sorcière Karaba de Kirikou. C’était plaisant, ces séquences de bizutage musical, mais de là à se colleter l’œuvre du père Fouettard, il y a un pas que seul un envoi promotionnel pouvait faire franchir.
Un disque séduisant, donc, ce Playground. Avis qu’on alla soumettre à un spécia liste maison, qui répondit : «Ben ouais, c’est un excellent percussionniste, Katché ; d’ailleurs, ce qui est marrant c’est que la Nouvelle Star lui vaut un nouveau public.» Manu Katché confirme : «Désormais, je vois des mômes qui viennent aux concerts et prennent des photos au portable ; tout ça, c’est clairement grâce à la télé.» Précisément, il y avait cet autre a priori : Katché, c’est un intégriste musical, premier prix du Conservatoire qui se réclame de la grande musique et tout, avec carrière internationale à l’appui. Acmé : il a été le batteur de Peter Gabriel et de Sting, mais sa discographie compte, hors sa propre production, plus de 200 collaborations (dont une avec Sheila, yeah !). Un puriste égaré dans l’insupportable vulgarité de l’ère télévisée, quoi.
Qui joue le jeu des cartons bleu ou rouge, mais avec la certitude chevillée au corps que rien de ce qu’il entendra là ne pourra tutoyer ne serait-ce que le socle de son panthéon personnel, au sommet duquel trône sa seigneurie Miles Davis. Qui doit avoir atterri là par seule nécessité financière, parce que, hélas, le jazz ça ne paie pas - il refusera de dire exactement combien ça gagne, un juré de la NS («C’est bien payé») , mais en 2005, Marianne James parlait de «36 000 balles par mois». Une compromission, donc. Alors, qu’elle lui vaille un engouement hors petit écran, c’est limite gênant, non ? «Mais je ne me suis compromis en rien ! Je suis resté raccord avec mes goûts, qui sont depuis toujours éclectiques. Par ailleurs, je n’ai pas de mépris pour le populaire , et voir arriver ce nouveau public, ça me plaît vraiment, même si je sais qu’il ne me suivra pas forcément ensuite… J e suis beaucoup plus ouvert que ce que vous suggérez !»
Manu Katché reçoit dans un petit bureau de sa maison de disques, à deux pas du Panthéon. Lui habite près de là, à Saint-Germain-des-Prés, le quartier des maisons d’édition, celui des fameuses boîtes de jazz d’antan aussi, comme le Tabou, où se sont entre autres illustrés son héros personnel et sa Juliette. Tout serait donc raccord, écrit comme du papier à musique. Jusqu’à cette panoplie du parfait métrosexuel : scooter vintage pour rallier ses pénates cosy, fringues qui attestent à la fois les moyens et une science du télescopage, veste en jean ajustée sur pantalon de fin lainage idoinement fluide.
André Manoukian, autre juré Nouvelle Star, dira : «C’est un mec que j’apprécie mortel, le gars le plus honnête, le plus gentil qui soit. Mais attention, pour entrer dans son monde, ça prend un moment : il a plein de défenses, et il peut parler sans pour autant se livrer.» Il y a de ça. Manu Katché n’est pas le cauchemar anticipé : pas du genre à vous taper dans le dos, mais amène, et pédago sans condescendance quand il s’agit par exemple d’expliquer l’excellence du label allemand ECM au rayon jazz. En même temps, il lâche clairement peu prise. Voir par exemple comme il évoque son enfance. Elle a été «super heureuse», en banlieue est parisienne.
La mère (blanche), à l’évidence adorée, est petite main chez Dior ; le beau-père, clairement admiré, informaticien. Ancien d’Algérie, c’est lui qui ouvre Emmanuel et son demi-frère au jazz. Il y eut cependant ce rhumatisme articulaire aigu qui paralyse les genoux, crée le souffle au cœur, oblige le môme tenté par l’athlétisme et le rugby à remiser tout ça et à se soumettre à des piqûres quotidiennes, à fréquenter le sanatorium l’été venu. Il en conserve une raideur dans le dos et une obligation aux assouplissements. C’est tout de même quelque chose, ce truc qui coupe les jambes, d’ailleurs le people qu’il est devenu soutient une association de lutte contre la dystonie, trouble moteur qui provoque des contractions musculaires aussi intenses que douloureuses. Mais cette plaie, ce handicap originel, il en parle comme ça, à la volée, d’un ton égal. Au registre de l’adolescence, il s’appesantira plus volontiers sur les sept heures quotidiennes à la batterie, instrument pour lequel il a eu le coup de foudre via un batteur entrevu à la télé («Par-delà le son, c’était beau, cette gestuelle»). Idem rayon racisme, il dira : «Bien sûr, gamin, j’ai pu entendre t’as la couleur de la merde … C’est dur, mais pas traumatisant.»
Un seul sujet lui fait marquer un arrêt : son père, un Ivoirien reparti en Afrique après divorce quand lui avait 2 ans. « Ça n’a pas un grand intérêt, il n’est pour rien de ce que je suis là.» L’Afrique ou l’africanité, il ne s’en réclame de toute façon pas plus que ça, même s’il dit avoir fait aussi la Nouvelle Star pour grossir les rangs blacks après «Yannick, Harry» (comprendre Noah et Roselmack). «Pour le coup, il avait tout, ce jury : le black, la grosse, l’Arménien et le feuj…» Il n’est pas des Noirs nés ici qui s’arriment mordicus aux roots de là-bas ; il se dit métis, ce qui est vrai, et «de culture totalement européenne», lui qui donne des titres anglais à tous ses albums . Et puis il pointe ce paradoxe : c’est sa deuxième femme, Laurence, une maquilleuse (blanche) qui a grandi à Abidjan, qui répond aux questions sur l’Afrique que posent parfois les quatre enfants de leur famille recomposée (lui a eu deux filles de 19 et 16 ans avec l’actrice Sophie Duez, «Lau», un fils de 17 ans, et ils ont ensemble une fille de 8 ans). Il lâche dans un sourire : «C’est elle, l’Africaine !»
Il se décrit en père «autoritaire» qui fait «respecter les règles comme on dîne à telle heure , on range sa chambre , on ne sort pas en semaine », mais n’apparaît pas mener son monde à la baguette, laisse la cadette plaquer le violoncelle puisque «ça la gonflait». Il concède sans sourciller que, oui, à un moment il a «sans doute eu le melon». C’était peut-être l’époque où ça commençait à décoller pour lui, où il sortait beaucoup («Bains, Palace, Privilège ; je traînais avec la bande Splendid-Café de la Gare : Coluche, Lanvin, Anconina… A l’époque, y avait pas ce côté on se renifle le cul , ce truc de poseur»). Là, il se dit contemplatif : «Oui, je pourrais être bouddhiste.»
Un morceau de l’album s’intitule Morning Joy. Et pour lui, ce serait quoi, une félicité matinale ? « C’est tout con, mais voir un ciel dégagé.» Dégagé, ça lui va bien
Par Sabrina Champenois/Liberation
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire