Tracy Chapman, 41 ans, chanteuse. Les mélodies aussi douces qu'engagées de cette timide en font comme malgré elle une des îcones de l'opposition à Bush.
La voix de l'autre AmériquePar Alexandra SCHWARTZBROD, lundi 05 septembre 2005
Elle fait partie de ces personnages que l'on croit connaître sans rien savoir d'eux, ou presque. Voix singulière, rauque et chaude. Silhouette uniforme esquissée sur une pochette de disque. Rengaine lancinante, emblème d'une époque, cette fin de siècle qui donnait envie d'abattre les murs plutôt que de les édifier.
Familière donc. Et pourtant inconnue, cela saute aux yeux dès la première rencontre. Car ce que l'on n'a jamais dit de
Tracy Chapman, ou très peu, c'est qu'elle est incroyablement belle. D'une beauté émouvante. Pas de celle qui électrise. De celle qui apaise. Passer une heure avec elle dans un Paris baigné de soleil procure le même doux plaisir qu'un de ses disques écouté à la tombée du jour, quand on attend la nuit.
Assise droite sur sa chaise, dreadlocks nouées en queue de cheval, chemise blanche boutonnée au plus près du cou, montre d'homme au poignet, anneaux d'argent sur ses mains d'adolescente, attentive, elle réfléchit longuement avant de répondre, cherche ses mots, parle sans hâte, boit de l'eau à petites gorgées, sourit. Douce, chuchotante. A l'image de sa musique.
C'est peut-être qu'elle n'a pas abdiqué, qualité rare. Dix-sept ans après son premier disque,
Talkin' about a revolution qui l'avait propulsée en quelques semaines au sommet des hit-parades, elle revient avec un nouvel album,
"Where you Live" aux mots comme des couperets.
A 41 ans, épanouie, à l'abri du besoin, miss Chapman pourrait se contenter de chanter l'amour et la beauté de la région de San Francisco, son lieu d'adoption, où elle aime faire du vélo et de la randonnée, mais non : elle continue à chanter sa révolte contre l'injustice, la guerre, le racisme et à se battre pour le droit à l'homosexualité.
Certes, ses mélodies ne varient guère que celui ou celle qui se montre capable de distinguer un album d'un autre sans écouter les paroles me jette la première pierre mais elles fonctionnent toujours. Et sur toutes les générations. «Ses chansons nous emportent et surtout elle a pas l'air conne, on la kiffe trop !» s'emballe Samara, 18 ans, lycéenne.
Tracy Chapman, c'est une «success story» comme l'Amérique aime à en produire, avec des rebondissements dignes des meilleurs ou des pires scénarios hollywoodiens. Elle est née dans l'Ohio, à Cleveland, dans une famille très modeste. Avec sa soeur, elle est élevée par sa mère, le père ayant quitté très vite le domicile familial.
Souffrait-il d'une dépendance à l'alcool ? Une strophe de la célèbre chanson Fast Car pourrait le laisser penser. «Mon vieux a un problème, il vit avec sa bouteille, il dit que son corps est trop âgé pour travailler...» Difficile à savoir. Elle se ferme à la moindre évocation des moments sombres de sa jeunesse.
Préfère évoquer brièvement, avec une certaine gêne les plus doux, déjà entrés dans la légende : ces dimanches où sa mère chantait le gospel à l'église, la guitare reçue en cadeau à l'âge de 8 ans ; cette soirée glaciale et neigeuse de Thanksgiving, à Boston, durant laquelle elle a chanté dans la rue pour la première fois afin de gagner un dîner chaud ; ses études de biologie («Je voulais être vétérinaire, j'adore les animaux, j'ai trois chiens chez moi, dont deux de 17 ans») puis d'anthropologie et de musique ; et surtout cet ami d'université qui l'introduisit auprès de son producteur de père lequel, séduit par sa voix, lui offrit la possibilité de faire son premier disque...
En juin 1988, une simple apparition à un concert de soutien à Nelson Mandela, en fait une star. L'événement les 70 ans du leader sud-africain est retransmis sur les chaînes de télévision. La jeune femme, que personne n'a encore jamais vue, chante Talkin' about a revolution. Le lendemain, ses disques s'arrachent, elle en vend 12 000 en deux jours. Trois mois plus tard, elle participe à un roadshow de six semaines en faveur d'Amnesty International aux côtés de Peter Gabriel, Bruce Springsteen, Sting et Youssou N'Dour.
«On était à São Paulo, au Brésil, avec Peter et Sting, on passait en revue les artistes qui pourraient nous rejoindre pour la tournée d'Amnesty. Et on a pensé à Tracy. Elle était encore peu connue, mais elle nous avait vraiment épatés au cours du Mandela show, se souvient Youssou N'Dour. A l'époque, il y avait beaucoup de musique technique et arrangée, de synthétiseurs. Elle nous avait réconciliés avec la simplicité.»
A partir de cet automne 1988, Tracy Chapman n'arrête plus, multiplie les célébrations : Bob Marley, Bob Dylan, Martin Luther King... rien que des «right guys». Forcément, ça ne laisse pas indifférent. Elle devient «la Dylan noire». Et peine soudain à assumer le rôle. Passage à vide. «Je l'ai revue à ce moment-là, raconte Youssou N'Dour. Elle était fragile, effrayée par ce qui lui arrivait.»
C'est sans doute son engagement politique qui lui permet de tenir le choc. Pour elle, la réussite ne se mesure pas seulement au nombre d'albums vendus, elle passe aussi par la fierté éprouvée chaque matin à se regarder dans la glace. «Mes chansons, pour moi, c'est une sorte de responsabilité civique. Grâce à elles, je peux avoir accès aux gens et aux médias...», explique-t-elle.
Elle aime trop l'Amérique pour la laisser aux mains d'un George Bush prêt à tout pour garder le pouvoir. «Je suis déçue et attristée par ce qui se passe dans le monde aujourd'hui, c'est peut-être le moment le pire depuis que je suis née», dit-elle en pesant chaque mot. «Les autorités américaines font preuve d'un tel abus de pouvoir, d'une telle intolérance... Face à ça, on ne peut pas se soumettre. Je suis sûre que chacun peut essayer de faire bouger les choses, à son niveau.»
D'où America, un des principaux titres de son nouvel album, martelé comme un chant guerrier : «Tu parlais de paix mais tu as fait la guerre pour conquérir l'Amérique, il y avait des terres à prendre et des gens à tuer pour conquérir l'Amérique, tu as servi tes propres intérêts au nom de Dieu pour conquérir l'Amérique, (...) nous sommes malades, affamés et pauvres car tu cherches toujours à conquérir l'Amérique...».
Elle insiste, soudain volubile. «Il est de plus en plus important que les habitants de ce pays s'impliquent, notamment en votant.» Tracy Chapman a ainsi participé, avant les dernières élections américaines, à une vaste campagne d'information pour encourager la population à voter. «J'ai essayé de faire quelque chose pour promouvoir l'équipe en laquelle je croyais» dit-elle.
Peine perdue. «Les conservateurs et les républicains ont fait du très bon boulot, reconnaît-elle. En face, les démocrates n'avaient pas le bon candidat. Mais je suis sûre que les dirigeants actuels ne représentent plus la population, nous aurons peut-être une chance aux prochaines élections.»
Avec Hillary Clinton ? Elle hausse un sourcil, surprise par cette question d'Européenne. «Non. Même si elle a gagné le respect en tant que sénatrice, je ne suis pas sûre qu'elle parvienne à effacer la perception que les gens avaient d'elle quand elle était l'épouse du Président.»
Et l'amour, qu'elle chante presque autant que la politique ? Elle marque un temps d'arrêt. Sourit. «Il y a des cycles dans la vie. L'amour, oui, c'est très important.» Elle en a dit assez. Miss Chapman s'est déjà levée. Plus tout à fait inconnue. Peut-être moins familière.
Tracy Chapman en 5 dates - 1964: Naissance à Cleveland (Ohio). - 1986: Un ami étudiant la recommande à son père, célèbre producteur. - 1988: Elle chante pour les 70 ans de Nelson Mandela, à Wembley. Talkin' about a revolution devient un tube planétaire. - 13 septembre 2005 :Sortie de son nouvel album, Where you Live (WEA). - Novembre à décembre 2005 : Tournée en France (Lyon, Dijon, Paris, Toulon, Toulouse, Lille et Metz).