Après avoir été le père de l'afro-pop dans les années 80, puis un chantre de la «world music», le chanteur albinos est revenu avec bonheur à des compositions traditionnelles. Il entame une nouvelle tournée en France après un concert mémorable à Lisbonne où nous l'avons rencontré. Entretien en boubou mais sans tabou.
Salif Keita, le roi Salif, reçoit à Lisbonne. Il est accort, blagueur et sage dans sa chemise à carreaux et sa veste en jean. A 66 ans, ce Malien star de la musique africaine est presque à son zénith : avec son nouvel album M'Bemba, il poursuit la veine traditionnelle retrouvée avec Moffou, sorti en 2002. C'est heureux. Après avoir longtemps mélangé son art à d'autres courants plus occidentaux, il semblait presque définitivement perdu dans les méandres de la world music grand public aussi indigeste que la «world food». Keita a trouvé une forme d'apaisement dans une vie qui n'a pas toujours été rose. Elevé dans une famille royale dont les ancêtres ont fondé l'empire malien en 1240, Salif est né albinos - signe de malédiction dans son pays. A ce handicap, il en ajoute très vite un autre en décidant de devenir musicien, à la consternation générale de sa famille, et notamment de son père, qui le renie et le déshérite subito. En 1973, il décide de s'exiler en Côte d'Ivoire pour exercer son art. Depuis, ce parrain de la musique africaine est devenu une star.
A Lisbonne, devant une foule de quinquagénaires aux tempes d'argent costumés et bronzés - tous des sosies d'Afflelou et Séguéla -, il donne un concert sensuel. La communauté africaine locale, pourtant importante, n'a manifestement pas été prévenue de sa venue. Un brin étonné face aux applaudissements polis de son audience blanche, Salif se met à genoux et demande au public de rejoindre le premier rang pour danser. En une minute, il met le feu ! Les cadres supérieurs n'en croient pas leurs yeux et s'encanaillent au son des percussions, de la kora et des guitares lumineuses. Chauffe, Jean-René ! Quelques heures auparavant, la légende se livrait, détendue, au bar de son hôtel.
Le Figaro Magazine - Avez-vous été surpris de voir à quel point la presse était ravie de vous voir revenir à vos racines ?
Salif Keita - Je me doutais qu'il serait plus facile pour les gens de capter les émotions via une musique non seulement plus traditionnelle - même si elle ne l'est pas totalement -, mais aussi et surtout plus acoustique.
Certaines personnes estiment que le mélange des musiques débouche sur un résultat inéluctablement moins intéressant que chacune de ces musiques prise individuellement. Qu'en pensez-vous ?
Je ne sais pas. On peut aimer le flamenco et le jazz et être surpris par le mélange des deux. Mais ce qui est intéressant dans la fusion des deux genres, c'est que chacun des musiciens n'ira pas au bout de son inspiration dans son genre à lui, afin de ménager de la place aux autres. Ça débouche donc sur quelque chose de différent, mais tout de même intéressant.
La pureté se dilue pourtant dans le mélange, non ?
Ça, c'est vrai, indéniablement. On risque, avec les fusions, d'intellectualiser trop la musique. Pour autant, il est évident que dans le cas du jazz, il se marie très bien avec la musique africaine. Dans d'autres cas, ça ne marche pas du tout. Particulièrement lorsqu'on pratique la fusion à des vues commerciales.
Quel regard portez-vous sur des Occidentaux comme Peter Gabriel, qui ont oeuvré pour faire connaître la world music mais qui, ce faisant, lui ont fait perdre un peu de son âme ?
C'était bien pour les musiciens que Gabriel a poussés. Ça leur a porté chance (allusion à peine masquée au millionnaire Youssou N'Dour, NDLR) ! Mais ça a lancé une mode, et la mode a toujours des effets néfastes. De mauvais artistes s'engouffrent dans le sillage pour soigner leurs portefeuilles.
Lorsque cette mode a déferlé, quelle a été votre réaction en voyant des Blancs se passionner soudain pour la musique africaine ? Vous êtes-vous dit qu'ils aimaient cela pour de bonnes raisons, ou juste parce que c'était «drôlement sympa d'écouter de la musique des pays en voie de développement» ?
J'étais très surpris. Mais en même temps, j'écoutais moi-même beaucoup de musique occidentale. Mon analyse a été que les Occidentaux, après avoir écouté durant des années de la variété sophistiquée, ont adoré la spontanéité et la fraîcheur de la musique africaine. Ça a réveillé quelque chose chez eux. Le rythme, l'authenticité. Mais bon, c'était une mode, en effet.
Vous écoutiez beaucoup de musique occidentale en Afrique dans les années 60 et 70 ?
Oui, bien sûr. Des Beatles à Aznavour en passant par Moustaki. Même Mike Brant ou Johnny Hallyday ! On adorait les mélodies. A l'époque, dans la musique occidentale, il y avait de vraies mélodies. Nous les savourions.
Le grand fantasme des Blancs, c'est de dire que le blues américain a des racines identifiables dans la musique africaine. Qu'en pensez-vous ?
Le blues est sans doute venu des chants de l'esclavage, c'est une réalité historique. Mais bon, quand on écoute, il n'y a que quelques bricoles en commun. Franchement, j'ai du mal à faire le lien. D'autant que les esclaves, lorsqu'ils sont arrivés à La Nouvelle-Orléans ou dans le Mississippi, ont mélangé leurs influences avec d'autres genres de musique qu'ils ont entendus sur place. Je ne peux pas cautionner cette théorie, qui me semble d'ailleurs difficilement vérifiable : personne n'a enregistré ce qui se faisait au XIXe siècle, ni en Afrique ni aux Etats-Unis, et la musique n'était pas écrite.
Votre façon de chanter évoque parfois le mythique chanteur pakistanais Nusrat Fateh Ali Khan. Vous connaissez sa musique ?
Oui, bien sûr. Il y a des points communs entre son chant et le chant typique des Sahéliens, qui crient, se mettent soudain à chanter très fort. C'est étrange, d'un point de vue géographique, mais il y a effectivement des similitudes vocales.
Comment résumeriez-vous l'Afrique en quelques mots ?
Je dirais que c'est l'Occident au Moyen Age...
A votre avis, comment serait l'Afrique si la colonisation n'avait pas eu lieu ?
Arabisée.
Pensez-vous que cela serait mieux ?
Le mélange des religions n'est pas mal, à mon avis. Et la science a tellement prouvé son efficacité qu'il serait très dommage d'avoir une Afrique refusant de cohabiter avec un Occident modernisé. Ce que je reproche à l'Occident, c'est de ne pas avoir fait attention à la façon de coloniser, dans les découpages des pays, en fonction des cultures, des ethnies, etc. Reste évidemment le grand problème de l'alphabétisation. Ainsi que celui du sida, qui est naturellement avant tout celui de la pauvreté. Aujourd'hui, l'Afrique est à 80% analphabète et repose sur des civilisations basiques dominées par la violence et la fierté de l'ethnie. Rares sont les personnes qui dépassent ces idées. Forcément, dans ces conditions, ça va prendre du temps de les alphabétiser, hein !
En venant vivre en France dans les années 80, comment avez-vous vécu la différence de culture ?
J'ai découvert un certain racisme, mais bon, c'était vivable... J'ai découvert également une culture de la famille très différente de celle qui se pratique en Afrique. Ici, les vieux comptent moins et l'enfant est roi. En France, impossible de crier après votre enfant ou de lui mettre une bonne fessée, vous passez pour un criminel sanguinaire (rires) !
Vos parents ont toujours très mal vu le fait que vous choisissiez de devenir musicien. Ont-ils changé d'avis lorsque vous êtes devenu une star ?
Oh, à mes débuts, pour mes parents, la musique n'était pratiquée que par les délinquants, alors forcément... Sur son lit de mort, ma mère m'a dit : «Salif, tu as toujours été très bon pour moi, et je n'ai rien à te reprocher. Maintenant que j'arrive au terme de ma vie, je ne souhaite qu'une chose pour toi : que tu arrives à sortir de la musique !» Vous voyez à quel point mes parents ont changé d'avis !
A l'occasion de la sortie de son nouvel album M'Bemba (Universal), Salif Keita sera en concert à Bordeaux ce samedi 20 mai et à Paris (Olympia) le 23 mai, avant de participer à de nombreux festivals : «Musiques métisses» à Angoulême le 26 mai, «Tribu» à Dijon le 2 juin, «Musique de la Loire» à Veauche le 14 juin, Nice Jazz Festival le 25 juillet, etc.
Nicolas Ungemuth
Salif Keita, le roi Salif, reçoit à Lisbonne. Il est accort, blagueur et sage dans sa chemise à carreaux et sa veste en jean. A 66 ans, ce Malien star de la musique africaine est presque à son zénith : avec son nouvel album M'Bemba, il poursuit la veine traditionnelle retrouvée avec Moffou, sorti en 2002. C'est heureux. Après avoir longtemps mélangé son art à d'autres courants plus occidentaux, il semblait presque définitivement perdu dans les méandres de la world music grand public aussi indigeste que la «world food». Keita a trouvé une forme d'apaisement dans une vie qui n'a pas toujours été rose. Elevé dans une famille royale dont les ancêtres ont fondé l'empire malien en 1240, Salif est né albinos - signe de malédiction dans son pays. A ce handicap, il en ajoute très vite un autre en décidant de devenir musicien, à la consternation générale de sa famille, et notamment de son père, qui le renie et le déshérite subito. En 1973, il décide de s'exiler en Côte d'Ivoire pour exercer son art. Depuis, ce parrain de la musique africaine est devenu une star.
A Lisbonne, devant une foule de quinquagénaires aux tempes d'argent costumés et bronzés - tous des sosies d'Afflelou et Séguéla -, il donne un concert sensuel. La communauté africaine locale, pourtant importante, n'a manifestement pas été prévenue de sa venue. Un brin étonné face aux applaudissements polis de son audience blanche, Salif se met à genoux et demande au public de rejoindre le premier rang pour danser. En une minute, il met le feu ! Les cadres supérieurs n'en croient pas leurs yeux et s'encanaillent au son des percussions, de la kora et des guitares lumineuses. Chauffe, Jean-René ! Quelques heures auparavant, la légende se livrait, détendue, au bar de son hôtel.
Le Figaro Magazine - Avez-vous été surpris de voir à quel point la presse était ravie de vous voir revenir à vos racines ?
Salif Keita - Je me doutais qu'il serait plus facile pour les gens de capter les émotions via une musique non seulement plus traditionnelle - même si elle ne l'est pas totalement -, mais aussi et surtout plus acoustique.
Certaines personnes estiment que le mélange des musiques débouche sur un résultat inéluctablement moins intéressant que chacune de ces musiques prise individuellement. Qu'en pensez-vous ?
Je ne sais pas. On peut aimer le flamenco et le jazz et être surpris par le mélange des deux. Mais ce qui est intéressant dans la fusion des deux genres, c'est que chacun des musiciens n'ira pas au bout de son inspiration dans son genre à lui, afin de ménager de la place aux autres. Ça débouche donc sur quelque chose de différent, mais tout de même intéressant.
La pureté se dilue pourtant dans le mélange, non ?
Ça, c'est vrai, indéniablement. On risque, avec les fusions, d'intellectualiser trop la musique. Pour autant, il est évident que dans le cas du jazz, il se marie très bien avec la musique africaine. Dans d'autres cas, ça ne marche pas du tout. Particulièrement lorsqu'on pratique la fusion à des vues commerciales.
Quel regard portez-vous sur des Occidentaux comme Peter Gabriel, qui ont oeuvré pour faire connaître la world music mais qui, ce faisant, lui ont fait perdre un peu de son âme ?
C'était bien pour les musiciens que Gabriel a poussés. Ça leur a porté chance (allusion à peine masquée au millionnaire Youssou N'Dour, NDLR) ! Mais ça a lancé une mode, et la mode a toujours des effets néfastes. De mauvais artistes s'engouffrent dans le sillage pour soigner leurs portefeuilles.
Lorsque cette mode a déferlé, quelle a été votre réaction en voyant des Blancs se passionner soudain pour la musique africaine ? Vous êtes-vous dit qu'ils aimaient cela pour de bonnes raisons, ou juste parce que c'était «drôlement sympa d'écouter de la musique des pays en voie de développement» ?
J'étais très surpris. Mais en même temps, j'écoutais moi-même beaucoup de musique occidentale. Mon analyse a été que les Occidentaux, après avoir écouté durant des années de la variété sophistiquée, ont adoré la spontanéité et la fraîcheur de la musique africaine. Ça a réveillé quelque chose chez eux. Le rythme, l'authenticité. Mais bon, c'était une mode, en effet.
Vous écoutiez beaucoup de musique occidentale en Afrique dans les années 60 et 70 ?
Oui, bien sûr. Des Beatles à Aznavour en passant par Moustaki. Même Mike Brant ou Johnny Hallyday ! On adorait les mélodies. A l'époque, dans la musique occidentale, il y avait de vraies mélodies. Nous les savourions.
Le grand fantasme des Blancs, c'est de dire que le blues américain a des racines identifiables dans la musique africaine. Qu'en pensez-vous ?
Le blues est sans doute venu des chants de l'esclavage, c'est une réalité historique. Mais bon, quand on écoute, il n'y a que quelques bricoles en commun. Franchement, j'ai du mal à faire le lien. D'autant que les esclaves, lorsqu'ils sont arrivés à La Nouvelle-Orléans ou dans le Mississippi, ont mélangé leurs influences avec d'autres genres de musique qu'ils ont entendus sur place. Je ne peux pas cautionner cette théorie, qui me semble d'ailleurs difficilement vérifiable : personne n'a enregistré ce qui se faisait au XIXe siècle, ni en Afrique ni aux Etats-Unis, et la musique n'était pas écrite.
Votre façon de chanter évoque parfois le mythique chanteur pakistanais Nusrat Fateh Ali Khan. Vous connaissez sa musique ?
Oui, bien sûr. Il y a des points communs entre son chant et le chant typique des Sahéliens, qui crient, se mettent soudain à chanter très fort. C'est étrange, d'un point de vue géographique, mais il y a effectivement des similitudes vocales.
Comment résumeriez-vous l'Afrique en quelques mots ?
Je dirais que c'est l'Occident au Moyen Age...
A votre avis, comment serait l'Afrique si la colonisation n'avait pas eu lieu ?
Arabisée.
Pensez-vous que cela serait mieux ?
Le mélange des religions n'est pas mal, à mon avis. Et la science a tellement prouvé son efficacité qu'il serait très dommage d'avoir une Afrique refusant de cohabiter avec un Occident modernisé. Ce que je reproche à l'Occident, c'est de ne pas avoir fait attention à la façon de coloniser, dans les découpages des pays, en fonction des cultures, des ethnies, etc. Reste évidemment le grand problème de l'alphabétisation. Ainsi que celui du sida, qui est naturellement avant tout celui de la pauvreté. Aujourd'hui, l'Afrique est à 80% analphabète et repose sur des civilisations basiques dominées par la violence et la fierté de l'ethnie. Rares sont les personnes qui dépassent ces idées. Forcément, dans ces conditions, ça va prendre du temps de les alphabétiser, hein !
En venant vivre en France dans les années 80, comment avez-vous vécu la différence de culture ?
J'ai découvert un certain racisme, mais bon, c'était vivable... J'ai découvert également une culture de la famille très différente de celle qui se pratique en Afrique. Ici, les vieux comptent moins et l'enfant est roi. En France, impossible de crier après votre enfant ou de lui mettre une bonne fessée, vous passez pour un criminel sanguinaire (rires) !
Vos parents ont toujours très mal vu le fait que vous choisissiez de devenir musicien. Ont-ils changé d'avis lorsque vous êtes devenu une star ?
Oh, à mes débuts, pour mes parents, la musique n'était pratiquée que par les délinquants, alors forcément... Sur son lit de mort, ma mère m'a dit : «Salif, tu as toujours été très bon pour moi, et je n'ai rien à te reprocher. Maintenant que j'arrive au terme de ma vie, je ne souhaite qu'une chose pour toi : que tu arrives à sortir de la musique !» Vous voyez à quel point mes parents ont changé d'avis !
A l'occasion de la sortie de son nouvel album M'Bemba (Universal), Salif Keita sera en concert à Bordeaux ce samedi 20 mai et à Paris (Olympia) le 23 mai, avant de participer à de nombreux festivals : «Musiques métisses» à Angoulême le 26 mai, «Tribu» à Dijon le 2 juin, «Musique de la Loire» à Veauche le 14 juin, Nice Jazz Festival le 25 juillet, etc.
Nicolas Ungemuth
20 mai 2006, (Rubrique Figaro Magazine)