23 novembre 2005

Un timbre rare

Après douze ans de silence, Kate Bush envoûte de nouveau avec "Aerial". Discrète, mystérieuse, indépendante... la chanteuse s'est créé un univers sonore singulier.


Au coeur de Londres, la mythique bâtisse blanche des studios d'Abbey Road, sobre et élégante, dégage un sentiment d'intemporalité. Dès l'entrée, une plaque commémorant le compositeur anglais Edward Elgar (1857-1934) rappelle que la mémoire du lieu remonte bien au-delà des années 60. L'endroit est hanté par les plus prestigieux et sympathiques esprits, dont les photos (Fats Waller, Glenn Miller, Elisabeth Schwarzkopf, Radiohead et, bien sûr, les Beatles) ornent les longs couloirs ou l'escalier étriqué. Le studio 2, où les quatre de Liverpool ont gravé toute leur oeuvre, trône au rez-de-chaussée. Mais c'est au troisième étage, dans un petit studio de mixage donnant sur un jardin d'un autre âge, que nous reçoit une autre légende des lieux, la revenante Kate Bush.

Aussi chaleureuse qu'intimidée, l'énigmatique sirène de la pop britannique n'a rien d'une pro de la communication, comme Bowie ou McCartney. Par choix, par volonté. L'oiseau rare, aux manières simples et courtoises, brise enfin son long silence médiatique pour accompagner la sortie de son nouvel album, Aerial. Son premier depuis douze ans. Autant dire une éternité. « Avec Peter Gabriel, on a fait le concours de celui qui mettrait le plus de temps à réaliser un disque », plaisante-t-elle. Les Beatles avaient réalisé douze albums en sept ans, Kate Bush n'en est qu'à son huitième depuis 1978. Question d'époque, mais pas seulement. De tempérament, aussi. Dès ses débuts précoces, Bush a réussi à imposer ses propres conditions et rythme de travail. Un cas presque unique : pour trouver un équivalent, il faut songer aux plus confidentiels Robert Wyatt, Roy Harper ou David Sylvian, des artisans qui, comme elle, font toute la noblesse d'un certain rock progressif anglais sensible et habité...

Pourtant, Kate Bush n'ignore rien des rouages et des règles du business. Mais elle agit comme s'ils ne la concernaient pas. Totale ingénue dans un monde de calculs et de compromissions. « L'être humain n'est pas équipé pour supporter une renommée excessive. A moins de la viser expressément, comme une Madonna, on finit inévitablement par se perdre, par oublier ce que l'on souhaite vraiment. La célébrité n'a jamais été une motivation pour moi. Seuls la création et son processus m'intéressent, me font vibrer », affirme-t-elle, rappelant le ton d'un de ses fans les plus ardents, Robert Smith (de The Cure).

Aerial, double album somptueux, vient compléter une discographie exemplaire, enrichissant un peu plus un des univers sonores les plus singuliers de la musique populaire. Et ouvertement admiré par une flopée d'artistes divers - Björk, Prince, Outkast, John Lydon, PJ Harvey, Rufus et Martha Wainwright - ayant pour point commun de refuser d'emprunter les sentiers balisés d'une chanson rock formatée. Dès son premier single, en 1978 - le tourbillonnant Wuthering Heights, aux étourdissantes pirouettes vocales -, Kate Bush oeuvrait déjà dans l'exception. Mais peu imaginaient qu'elle s'inscrirait dans la durée. Tant de grâce, de talent et d'originalité pour une seule frêle jeune fille de 19 ans, c'était trop beau pour être vrai. Pour David Gilmour, de Pink Floyd, « découvreur » de Kate en 1975, ça ne faisait pas l'ombre d'un doute. Depuis ce jour où une connaissance lui avait fait passer une cassette de chansons d'une pianiste de 16 ans au timbre haut perché.

Fille de médecin, obsédée dès l'enfance par la musique classique, fascinée tôt par le piano et les idoles du glam, Marc Bolan, Elton John et David Bowie (en 1973, à 14 ans, elle assista, bouleversée, aux « adieux » de Ziggy Stardust), Kate occupait son temps libre à pondre chanson sur chanson. Signée chez EMI, elle quitte l'école, se rode sur scène, suit des cours de danse et de mime. Deux ans de travail intense font d'elle un petit phénomène : une artiste confirmée, d'allure fragile mais férocement déterminée. Kate sait ce qu'elle veut.

Contre l'avis de tous, elle impose l'étrange Wuthering Heights, inspiré des Hauts de Hurlevent, comme premier single. Puis refuse, poliment mais fermement, la pochette « sexy » qu'on lui propose pour l'album. Un succès instantané lui donne raison. D'emblée, l'indépendance artistique de Kate Bush est acquise.
« Mon statut me permet de travailler comme je l'entends. Si mon nouveau disque ne marche pas, je suis suffisamment libre pour pouvoir en enregistrer un autre. Je me sens beaucoup plus proche d'écrivains ou de peintres dont la tranquillité permet de rester au plus près de leur passion première : la création. »

Kate Bush enchaîne un second album, suivi d'une tournée, en 1979, qui reste gravée dans les mémoires : chaque titre y donne lieu à une mise en scène avec costumes, décors et chorégraphie adaptés. «
C'était insensé. Le plus drôle, c'est qu'on avait inventé ce petit micro "casque" que l'on retrouve aujourd'hui dans tous les spectacles avec chorégraphie. On croit que j'ai détesté faire de la scène, c'est faux. C'était juste épuisant. »

Gênée par la surexposition, elle ne s'est plus produite en concert depuis. Dès 1980, son travail se cantonne au studio (le sien, chez elle) où, perfectionniste, elle conçoit jour et nuit, des mois, voire des années durant, ses albums ciselés, aux pièces musicales nourries d'influences diverses (classique, folk, pop, world...), tandis que ses textes sont gorgés d'influences littéraires ou cinématographiques - des soeurs Brontë à Michael Powell, de James Joyce à François Truffaut... Seuls ses clips (Babooshka, Cloudbusting, The Sensual World...), qu'elle finira par réaliser elle-même, permettent de continuer à vérifier son sens poussé de la mise en scène et du spectacle.

Retranchée parmi les siens - père, mère, frère et amants sont très présents dans son oeuvre -, Kate Bush explore inlassablement un univers à la fois onirique et charnel, entre romantisme, apprivoisement des peurs et célébration du plaisir de tous les sens. Son disque The Sensual World est un des rares albums « de femme » dans la sphère rock à ne pas se focaliser sur les rancoeurs, la frustration ou la douleur d'avoir à se battre dans un monde d'hommes.

Après The Red Shoes, en 1993, Kate Bush avait donc disparu. Besoin de souffler, de voyager, de vivre autre chose que cette musique qui l'accaparait depuis l'enfance. Mais, il y a neuf ans, elle se remet au travail, écrit une chanson, puis deux, entrevoit une thématique qui pourrait les relier. Elle a un bébé. Un fils, Albert (Bertie), de son compagnon guitariste Dan McIntosh. A 40 ans, Kate Bush se découvre une nouvelle priorité : désormais, elle consacre à sa musique le temps que sa vie ou son fils voudront bien lui laisser. Elle apprend à travailler sous la contrainte horaire, acceptant les imprévus, les obligations extérieures. Une distance imposée mais bénéfique.
« On me traite parfois de folle ou de recluse. C'est injuste. En gros, on me reproche d'avoir une existence normale plutôt que celle d'une célébrité accro au pouvoir et à l'argent. Mais pour moi, il s'agit d'intégrité. »

Aerial est nourri des découvertes quotidiennes de son fils, des bruits de la nature, du chant des oiseaux. On y entend la voix d'une autre Kate, sereine, épanouie. La femme-enfant qui s'adressait souvent à son père dans ses chansons d'autrefois est devenue une mère, une adulte au service d'une âme d'enfant. Mais la magie opère. Comme avant.
« Ceux qui écoutent mes disques ont mûri avec moi. Ils m'accompagnent. La vie, c'est admettre le changement. Et la musique doit refléter ça : évoluer, avancer sans rien trahir ni renier de son passé, ni de ce qu'on est. »

Hugo Cassavetti

Télérama n° 2915 - 23 novembre 2005

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