Notting Hill, oasis dernier chic
Marc Roche, LE MONDE, 12.09.08
Rachel Johnson chipote avec sa tranche de thon, boit une gorgée d'eau minérale en regardant d'un oeil critique la clientèle nonchalante du bistrot 202 : "C'est le monde de la femme qui ne travaille pas et n'a pas le temps de s'ennuyer, trop préoccupée par les nombreuses séances au club de gym, chez l'esthéticienne, le coiffeur, le psy, et par l'ascension sociale. Avec l'argent, on achète tout, et ceux d'ici ne s'en privent pas."
Voici donc la dame qui déclencha la tempête dans le Tout-Londres journalistique en pourfendant de ses pires sarcasmes la communauté tribale des nouveaux riches qui vit sur cet îlot barricadé de l'ouest de Londres. Comment osait-elle, elle qui a habité toute sa vie d'adulte sous cloche dorée dans cette oasis bon chic bon genre, située au nord de Hyde Park, à un pas de Holland Park et de Bayswater Road ?
L'objet de tous les ressentiments des supernantis du lieu est son livre, Notting Hell ("L'Enfer de Notting Hill"), qu'elle décrit comme une fiction autobiographique.
"Ils ont tout, ils n'ont rien" : Rachel Johnson quitte sur cette profession de foi ce restaurant créé par l'une des locomotives de la mode londonienne, la Française Nicole Fahri. C'est l'un des points d'ancrage privilégiés du nouveau Notting Hill à la réussite insolente. Des banquiers d'affaires, directeurs de hedge funds, avocats internationaux ou consultants, arrivés grâce à l'assiduité au travail, au flair, au culot et au Bottin mondain. Des stars du show-business et des médias (Björk, Uma Thurman, Elisabeth Murdoch ou Peter Gabriel) habitent également ce "village" où tout le monde se connaît. La fortune bétonnée par les ans, sinon par les siècles, de Mayfair ou de Knightsbridge regarde de haut cet argent nouveau qui ruisselle. Les néoparvenus n'en ont cure.
Westbourne Grove, l'artère centrale, est au coeur d'une toile d'araignée tendance d'où rayonnent toutes ces ruelles entrées au panthéon du chic anglais : Ledbury, Pembridge, Chepstow. Le mode de vie s'étale sur des trottoirs d'une propreté aussi étincelante que du papier glacé. On frôle la plus grande concentration de boutiques de design et de mode parmi les plus originales.
On remarque les traiteurs qui s'adressent à une clientèle toute sensibilisée à sa santé, chez qui l'on peut entrer avec ses patins à roulettes. On ne s'étonne pas de la voix douce et posée de la propriétaire de Melt, une fabrique de chocolats, ancienne responsable du département des estampes de la vénérable maison de vente aux enchères Christie's. La petite place centrale, dominée par des toilettes design et par un fleuriste, est nommée Turquoise Island, allusion aux destinations exotiques où ce public cossu et policé passe ses vacances d'hiver.
Le bar gay a été livré aux démolisseurs. La station-service a laissé la place à un tailleur huppé. Le kiosque débordant de journaux sages et de magazines osés est devenu un café appartenant à l'un des fils de Sir Terence Conran, le fondateur d'Habitat. Le petit bureau de poste, qui avait toujours été là, de mémoire de Londonien, a disparu. Ici, l'amateur de meubles de style palladien, de bijoux de création ou de posters de collection ne sait pas où donner de la tête. Mais pour dénicher un quart de lait, il faut s'aventurer du côté des puces de Portobello, le vieux Notting Hill, le quart-monde.
"Le quartier est un luxe haut de gamme, raffiné sans être ostentatoire, avec une conscience sociale et écolo marquée. Avec toutes ces grandes marques qui débarquent en masse, l'endroit risque cependant de perdre son âme", souligne la Française Liliane Fawcett qui célèbre l'an prochain les 25 ans de son magasin mythique, Themes & Variations, étonnante galerie d'objets contemporains.
A l'écouter, les aristocratiques maisons à façade blanche, les délicieux squares privés, les écoles payantes de renom, la sécurité, aussi, offerte par le voisinage du palais de Kensington et des ambassades, ont attiré les beautiful people. Avec la Central Line, la ligne la plus ponctuelle du réseau, la City, le temple de la finance mondiale, est à 15 minutes. La navette Heathrow Express vous emmène en un tour de main de la gare de Paddington à l'aéroport, ombilic de la planète. Preuve de cette popularité, les prix des habitations et des locations ont mieux résisté à la crise du crédit que dans le reste de la capitale. Impossible... mais vrai.
RENAISSANCE CULTURELLE
Enfin, le nouveau Notting Hill est aussi bien placé pour partir tranquillement en week-end par l'autoroute de l'ouest desservant les comtés gras - Cotswolds, Gloucestershire ou Hampshire -, où il est de bon ton de posséder une résidence secondaire.
Touche-à-tout éclectique, l'hôtelier Martin Miller est un peu le mémorialiste du lieu. "Quand je me suis installé ici, il n'y avait que des brocanteurs et des magasins d'antiquités qui ont disparu les uns après les autres avec l'explosion des services financiers. L'idylle cinématographique entre Hugh Grant et Julia Roberts a accéléré le processus de régénération", insiste ce gaillard aux cheveux en bataille qui reçoit dans la salle à manger de son bed & breakfast qui tient d'un grenier capharnaüm.
Au départ, le quartier était habité par les "cols bleus" qui, après la guerre, se sont transférés en banlieue. Aussitôt, les immigrants antillais et les artistes se sont emparés des logements laissés à l'abandon, scindés en studios. Puis vinrent les professions libérales et les financiers. Où sont passés les anciens habitants ? Martin Miller n'en sait rien...
La renaissance de Notting Hill est aussi culturelle. Les arts de haut niveau, c'est surtout dans ses innombrables galeries qu'on peut les goûter. L'ambition de la Jane England est de faire un bel écrin pour ce qu'elle appelle "la vraie bohème artistique des années 1950 et 1960 qui est toujours là, mais se cache". Notre galeriste rêve d'organiser une chasse aux trésors sur les pas de David Hockney et de sa bande qui avaient élu domicile dans le coin. Elle compte inclure la dalle de pierre grise posée par la Pembridge Association qui proclame : "Soyez gentils et miséricordieux envers tous les animaux." A Notting Hill, l'excentricité anglaise est toujours là et bien vivante.
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