Peter Gabriel, David Byrne, Damon Albarn : trois rockers qui ont voué leur énergie à la scène world. Simple thérapie, besoin d'ailleurs ou volonté militante ? David Byrne sera ce soir à l’Olympia.
Trois stars du rock, Peter Gabriel, David Byrne et Damon Albarn. Leur péché mignon est la world music. Fans subjugués, ils sont devenus les apôtres passionnés des artistes du Sud dont ils se sont entichés. Pour eux-mêmes, ils n'auraient probablement pas osé déployer pareille énergie prosélyte. Mais afin de propager la parole du Pakistanais Nusrat Fateh Ali Khan, du Brésilien Tom Zé ou du Nigérian Tony Allen, ils sont allés jusqu'à créer des labels spécifiques. Quel est le moteur qui a poussé ces visages pâles nés de l'autre côté de la Manche à promouvoir les musiques colorées issues de tous les horizons de la planète ? Quelles sont les motivations de ces « passeurs », trop vite suspectés de chercher un coup de pub ou de vouloir s'acheter une bonne conscience ? Trois hommes, trois parcours...
L'enfance et l'histoire personnelle
Né en 1950, Peter Gabriel s'emballe très tôt pour la soul music avec, dès l'adolescence, un coup de foudre pour les rythmes africains via un morceau du bluesman-rocker Bo Didley, imprégné de rumba congolaise... L'engouement hippie pour le peace and love, sitar indien et flower power compris lui fera creuser le même sillon mondialiste.
David Byrne, né deux ans plus tard en Ecosse, est encore un bébé quand sa famille s'installe au Canada, puis à Baltimore, sur la côte Est des Etats-Unis. « Enfant, je voulais que l'on m'accepte, je voulais être un Américain moyen. Plus tard je me suis aperçu qu'avoir deux cultures présentait un avantage », déclare-t-il à Globe en 1987. Voilà qui rappelle le nomadisme de bien des musiciens expatriés. Pas étonnant qu'il ait très tôt appris le violon, l'ukulélé (guitare hawaïenne) et l'accordéon. Ou qu'il ait emprunté quantité de disques « ethniques » à la bibliothèque de son quartier.
Damon Albarn, né en 1968, est d'une autre génération. Il est assez discret sur son enfance londonienne. Mais ses parents, artistes designers, écoutaient des musiques arabes et son père a écrit un livre sur la culture islamique. Le goût de « l'autre » lui est donc forcément venu très tôt.
Le déclic et ses détours
D'abord batteur avant de devenir chanteur, Peter Gabriel quitte Genesis en 1975. Son électro-funk planant en solo culmine au début des années 80. C'est alors qu'a lieu le virage politico-humanitaro-musical qui s'incarne dans les tournées Human Rights Now !, organisées par Amnesty International. Dès lors s'élabore un mini-empire (si l'on peut dire) de la world music naissante. En 1982, il lance le Womad, festival mondial itinérant, avec, à l'affiche, dès la première édition, les Tambours du Burundi et les Musiciens du Nil. En 1989, il crée le label Real World, consacré aux musiques du monde, où se croisent Papa Wemba, Geoffrey Oryema, Toto La Momposina... Dans la foulée, il reconvertit un ancien moulin des environs de Bath en studios high-tech où il organise des rencontres entre musiciens venus de tous les continents.
Beaucoup moins d'activisme du côté de David Byrne, le compositeur-parolier-guitariste et chanteur à la voix gorgée de soul du groupe Talking Heads. En pionnier d'une world music avant la lettre, il avait dès la fin des années 70, avec Brian Eno, puisé dans les polyrythmies africaines avant de sampler du gamelan balinais ou des muezzins arabes. Au début des années 80, Byrne fréquente les soirées Salsa meets jazz, organisées à SoHo, au SOB (Sounds of Brasil). Ses idoles se nomment alors Celia Cruz, Johnny Pacheco, Ray Barretto. Il les invite sur son album Rei Momo et sur la BO du film de Jonathan Demme Dangereuse sous tous rapports. Est-ce un hasard ? Son engagement pour les musiques du monde, comme celui de Peter Gabriel, s'accentue après la rupture avec son groupe, allant de pair avec sa carrière en solo. Premier palier : il réalise des compilations sur cassettes pour des amis. Deuxième étape : il crée le label world Luaka Bop, où il accueille la crème des musiciens latinos, le Brésilien Tom Zé, qu'il sort de l'oubli, la Péruvienne Susana Baca, à qui il offre une production à sa mesure.
Damon Albarn, la voix des groupes Blur (brit pop) et Gorillaz (rock électro virtuel), se familiarise, lui, avec les musiques africaines en fréquentant un disquaire world de Portobello, le repaire bobo où il habite depuis dix ans, dans l'ancien quartier jamaïcain de Londres. A la demande de l'ONG anglaise Oxfam, il se rend pour la première fois au Mali en 2000. Son Mélodica (hybride harmonica-orgue) en bandoulière, il y enregistre, au bénéfice de la scolarisation des enfants des rues, l'album Mali Music, qui allie le son mandingue au dub et à la techno. Mais Albarn ne s'arrête pas là. A partir de 2002, il codirige le label Honest Jon's, où il accueille l'afro-beat atmosphérique de Tony Allen ou le chaâbi enjôleur d'El Gusto. Sans se faire prier, il participe aussi aux enregistrements de figures comme Amadou et Mariam ou U-Cef. Et, révulsé par l'absence de musiciens world au Live 8, organisé par Bob Geldof en 2005 – excepté Youssou N'Dour, appelé à la rescousse en dernière minute –, il se lance dans l'aventure Africa Express : ces concerts, en forme de gigantesques jam sessions itinérantes, associent artistes du Nord et du Sud (Rachid Taha, Femi Kuti, Baaba Maal...), sur les scènes de Londres ou de Lagos, comme celles de Liverpool ou de Kinshasa. Un peu comme le festival Womad de Peter Gabriel, mais loin de tout business et avec un culte revendiqué de la spontanéité.
Le comment et le pourquoi
Damon Albarn semble s'être construit en opposition à Peter Gabriel. Il ne se prive d'ailleurs pas de critiquer la démarche de son aîné. « Dans les studios Real World, on ajoute des effets technologiques aux musiques du monde, on les triture, on les mélange. Donc on les tue, on les dénature. Cela devient de l'ambient music », déclarait-il récemment dans une interview au Monde...
Albarn affiche ainsi une certaine dose de mauvaise foi. Car s'il peut s'enorgueillir d'aller sur le terrain, il ne se prive pas lui non plus de « triturer » ou de « dénaturer », et ce dès le patchwork dévertébré de l'album Mali Music. Le purisme intégriste n'est de toute façon plus à l'ordre du jour, même pour les connaisseurs les plus exigeants, désormais convaincus que les musiques du monde ont toujours évolué avec leur époque – faute de quoi la plupart d'entre elles seraient déjà mortes. Dans le même temps, l'autre injonction, celle de la modernisation à tout prix a, elle aussi, pris un coup de vieux. Personne ne s'en plaindra. Peter Gabriel comme Damon Albarn éditent, sur leurs labels respectifs, aussi bien des hybrides allant jusqu'à l'électro que des albums purement roots. Chez Real World est même paru un des opus « traditionnels » les plus réussis de Nusrat Fateh Ali Khan. Chez Honest Jon's, les toutes dernières parutions sont consacrées à de superbes archives EMI : les unes, irakiennes, remontent aux années 20, les autres vont du gamelan balinais aux joyaux marocains, soudanais ou trinidadiens enregistrés pendant la première moitié du XXe siècle.
S'il est un terrain sur lequel nos rockers se rejoignent finalement, c'est celui de l'effet que cette rencontre avec les autres musiques a eu sur eux. Damon Albarn : « Le fait d'aller en Afrique a profondément changé ma vie et d'une certaine manière ça a fait de moi tout ce que je suis aujourd'hui.(1) » Peter Gabriel : « Lorsque je suis en Afrique, je deviens le cousin libéré de celui, un peu coincé, que je suis habituellement. » David Byrne : « Je me suis soigné tout seul en dansant le merengué. »
La world comme thérapie ? Comme apprentissage d'un rapport plus physique, moins cérébral à la musique ? Il y a beaucoup de cela chez nos trois zélateurs des musiques du monde, qui disent aussi chercher (et trouver) dans ces télescopages Nord-Sud de nouvelles voies d'exploration pour leur propre cheminement musical. Si l'on devait définir, en forçant le trait, la spécificité de chacun d'entre eux ? Peter Gabriel serait un militant un peu austère qui cherche à s'encanailler tout en se donnant bonne conscience ; David Byrne, un collectionneur impatient de partager ses coups de cœur, quitte à plonger dans la poussière des vieux entrepôts cubains pour dénicher quelques perles ; Damon Albarn, l'hédoniste ravi de voir du pays et de se faire de nouveaux amis.
Certains s'obstinent pourtant à qualifier ces aventuriers de vils opportunistes, d'affairistes, voire de colonialistes ! Pauvres gentils passeurs venus du rock qui avaient pour une fois mis une sourdine à leur ego…
Eliane Azoulay, Télérama n° 3089