Peter Gabriel : « Je prépare un Internet pour les singes »
Personnalité fantasque, le musicien Peter Gabriel multiplie les projets délirants sans écarter l'idée de rejouer avec Genesis.
Le quatrième train à grande vitesse depuis une heure se fait entendre comme un coup de tonnerre au milieu des bâtiments de pierre qui composent le quartier général et les studios de Real Word à Wiltshire, dans le sud de l'Angleterre. Et il devient de plus en plus évident que Peter Gabriel est en retard. Très en retard. Rien de vraiment étonnant à cela tant son agenda est réputé pour être toujours très chargé.
Lorsque ses vieux amis de Genesis lui ont récemment proposé de les rejoindre pour une reformation du groupe d'origine en vue d'une tournée en 2007, il a expliqué qu'il ne serait pas en mesure de les satisfaire avant 2008... « Je comprends que Phil (Collins), Mike (Rutherford) et Tony (Banks) soient en train de répéter s'ils souhaitent effectuer quelques dates cette année, mais je ne me joindrai pas à eux car je suis très excité à l'idée de terminer ce que je fais en ce moment » .
Depuis qu'il est apparu affublé de costumes étranges au début des années 70 comme chanteur de Genesis, Peter Gabriel a toujours su jouer de manière brillante et déroutante avec son image et la perception que l'on pouvait avoir de lui.
De ses premières cavalcades sur scène, déguisé en fleur, à ses initiatives pour convaincre la scène rock mondiale de protester contre l'apartheid sud-africain en passant par la création de Womad (World of Music Art and Dance) afin de repousser les frontières du clip vidéo avec Sledgehammer. Sans oublier ses collaborations avec Kate Bush et Sinead O'Connor jouant avec une bande de singes ou encore sa parfaite incarnation de premier de la classe « high-tech », et ses amours avec les plus belles femmes du monde comme l'actrice Rosanna Arquette ou le mannequin Marie Helvin. Pour ne citer que quelques surprises que Peter Gabriel nous a réservées depuis trente ans. Ou comment transformer en art, avec élégance, un comportement parfois contradictoire.
Il est également l'une des rares rock stars, de niveau planétaire, à avoir su faire quelque chose d'intéressant avec l'argent gagné grâce à ses disques. Les studios de Real World ayant été montés à la fin des années 80 avec les recettes de « So », son album qui a eu le plus de succès à ce jour. Alors que j'attends patiemment son propriétaire, Real World héberge deux sessions d'enregistrement différentes : le groupe Stéréophonics et Neil Finn...
Peter Gabriel apparaît enfin, marmonnant quelques excuses d'une voix étonnamment éraillée pour quelqu'un qui n'a jamais fumé de sa vie. Sa silhouette dodue, habillée d'une tenue noire très ample, son bouc devenu blanc et son large sourire lui donnent l'apparence d'un Père Noël qui aurait laissé de côté son costume officiel. Il insiste alors pour nous emmener à la cafétéria de Real World. Alors que nous nous asseyons pour parler tout en déjeunant, un autre train passe à proximité, à plus de 200 km/h, faisant vibrer les fenêtres et troublant la tranquillité des lieux.
01net. : Peter, quel est votre rapport avec les trains ?
Peter Gabriel : J'aime bien les trains car le flux de mes idées est beaucoup plus coulant lorsque je suis en mouvement. J'ai eu l'idée de Womad dans le train qui relie Londres à Bath. Ma théorie est qu'en tant qu'humains nous avons une mémoire instinctive que nous utilisons pour voir des choses qui bougent très rapidement et que nous utilisons mentalement ensuite pour créer.
C'est pour cette raison que Real World est situé à seulement quelques dizaines de mètres d'une voie ferrée ?
Ah ! non. Cet endroit est le seul entouré d'eau que j'ai pu trouver parce que j'aime bien cela. Mais les travaux d'isolation acoustique coûtent, en général, très cher et, seuls, deux des bâtiments sont complètement insonorisés. Sur beaucoup d'enregistrements effectués ici, vous pouvez entendre la contribution du Great Western Railway !
A quoi cela ressemblait de jouer dans un groupe à la Chaterhouse School à la fin des années 60 ?
Je n'y étais pas vraiment encouragé mais je faisais partie de trois groupes en fait. Avec Tony Banks dans The Garden Wall, un nom terrible, mais aussi à la batterie dans un groupe soul appelé The Spoken Word et enfin dans une sorte de jazz-band. J'étais un batteur épouvantable mais j'étais très enthousiaste. Keith Moon [le batteur de The Who, ndlr] était mon idole. Un jour, j'ai fait un rêve où j'avais le choix entre devenir fermier ou musicien, chanteur plus précisément, et même si la batterie était mon premier centre d'intérêt. C'est comme cela que j'ai commencé à chanter.
Vous étiez hippie à cette époque ?
J'étais fait pour ça plus que quiconque... Les autres étaient plus dans l'esprit British Blues de l'époque. Mais je n'ai jamais vraiment aimé les drogues. A cette époque je faisais déjà suffisamment de rêves, assez intenses, pour ne pas, en plus, appuyer sur l'accélérateur ! La seule drogue qui aurait pu m'intéresser est le LSD mais, je n'en ai jamais pris car je ne souhaitais pas perdre le contrôle de moi-même. Je trouvais mes rêves suffisamment effrayants.
Pourquoi le Genesis des débuts était aussi théâtral ?
C'était en partie nécessaire. Nous avions trois guitares douze cordes... et pas d'accordeurs électroniques à cette époque. Alors après chaque morceau, il fallait réaccorder les guitares et il y avait un très long silence pendant lequel tout le monde regardait le chanteur.
J'ai fini par raconter des histoires et les costumes étaient un moyen très simple de les illustrer. La première fois que je me suis déguisé sur scène c'était pour « Foxtrot ». J'ai mis un masque de renard et une tenue rouge que j'avais empruntée à ma femme Jill. C'était vraiment un choc car, en 1972, les gens n'étaient pas encore habitués à voir un homme en robe.
Et votre déguisement de fleur ?
L'idée venait du mythe de Narcisse se transformant en fleur et l'apparence était inspirée du personnage de Weed dans The Flowerpot Men Cune série télé anglaise pour enfants des années 50, ndlr]. Ce costume était vraiment très étonnant et avait une vraie portée dans l'esprit du public. David Bowie et Alice Cooper étaient les deux seules autres personnes à faire ce genre de choses à l'époque. Cela permettait au public de s'évader un peu.
Quand vous avez plongé de la scène vers le public, ils ont dû être surpris. Personne n'avait fait cela auparavant ?
Iggy Pop avait déjà sauté dans le public une ou deux fois, mais il n'avait jamais vraiment plongé... Tout ce que j'ai fait est de me mettre dos à la salle et de me laisser tomber. J'ai toujours été intéressé par le fait de jouer avec la distance qu'il peut y avoir entre le public et l'artiste. Alors que tout devenait de plus en plus organisé dans les spectacles au cour des années 80, cela me permettait d'y réintroduire une part de risques et d'imprévus.
J'en ai eu l'idée après avoir rencontré un type qui avait inspiré une série d'exercices psychologiques qu'il appelait New Games ... C'est très californien. En tout cas, celui-ci était un véritable exercice : si vous faites confiance aux gens, vous êtes détendu et ils vous rattrapent. Si vous n'êtes pas relax, ils vous évitent. La seule fois où le public m'a laissé tomber c'était, très étrangement, à San Francisco !
Que pensez-vous aujourd'hui de « Sledgehammer », la chanson qui vous a fait parvenir au rang de pop-star dans les années 80 ?
C'est un raccourci mais je l'aime bien. J'essayais alors de trouver ma voix dans le style soul music. Otis Redding était mon héros sur le plan vocal, mais je ne voulais pas en faire une pale imitation. C'est une chanson qui parle de sexe. J'avais écouté beaucoup de vieux disques de blues dont les paroles ont très souvent une double signification. Et pour le clip vidéo, j'étais décidé à créer quelque chose de suffisamment rapide et changeant pour fixer l'attention.
A la lumière de vos différents engagements pour la musique et les problèmes de l'Afrique, pourquoi n'avez-vous pas participé au Live Aid ?
On ne me l'a pas demandé ! Mais j'y aurais participé si cela avait été le cas. Bob Geldof [co-organisateur du Live Aid, ndlr] souhaitait un maximum d'effets et de retours grâce aux artistes qu'il avait sur sa liste. Lorsqu'il a eu l'accord de Phil (Collins), il a tout simplement pensé réunir l'ensemble des fans de Genesis. Je n'ai pas eu le droit à mon conte de fées...
C'est ce qui est à l'origine de votre prise de bec avec Bob Geldof au sujet de l'exclusion de musiciens africains pour les principaux concerts du Live 8 ? [A l'occasion d'une série de concerts humanitaires organisés dans les pays du G8 à l'occasion du 20e anniversaire du Live Aid, Peter Gabriel avait critiqué la décision de Bob Geldof de ne retenir, principalement, que les artistes pop les plus célèbres et... blancs, ndlr]
C'est sans rapport... Et ce n'était pas une prise de bec, il a juste pris les choses un peu trop personnellement. Le fait est qu'il travaille très dur sur ce genre d'événements et comme dirait Sting « Jamais aucun acte de bonté ou de charité ne reste impuni ». Son principal objectif était que le monde entier soit devant la télévision et ce n'est possible qu'avec de grands noms.
Je comprends son point de vue mais je le désapprouve. Pour les concerts en faveur de Nelson Mandela en 1988 et 1990, il y avait un très bon mix de musiciens africains et les téléspectateurs n'ont pas zappé pour autant. Live 8, c'était un peu comme si on préparait une fête pour quelqu'un sans l'inviter. C'est pourquoi, nous avons organisé quelque chose dans le cadre de l'Eden Project. Nous souhaitions créer un espace où l'Afrique était partie prenante sur le plan musical.
Parlons un peu de vos autres centres d'intérêt. Qu'est ce que l'Experience Theme Park que vous avez imaginée avec Brian Eno à la fin des années 80 ?
C'était conçu comme une alternative à Disney World mais avec des productions de films, des maisons de disques et des éditeurs indépendants. Toutes ces cultures alternatives que l'on ne voit jamais dans les parcs d'attractions. Le but était de rassembler des scientifiques et des artistes afin de créer de nouvelles expériences multiculturelles, susceptibles de simuler la vie, de la naissance à la mort. C'était à mi-chemin entre le monde réel et virtuel.
Laurie Anderson, par exemple, était intéressée par l'idée de domestiquer la nature avec des moyens artistiques. Nous avions aussi un artiste qui travaillait sur les tornades. Nous envisagions d'en installer à différents points du parc en récréant ce type de phénomènes naturels dans de grands cubes de verre.
Rien n'est ressorti de tout cela ?
Non... La ville de Barcelone était la seule suffisamment folle pour nous prendre au sérieux. Ils nous ont offert un site mais nous n'avons pas pu rassembler l'argent nécessaire. Mais nous avons vécu de très belles réunions de brain-storming... C'est de là que vient le nom « Real World ». Nous avons essayé de convaincre les responsables du Millenium Dome à Londres, mais ils n'avaient pas vraiment confiance dans les artistes. Je continue de penser qu'il y a un marché pour cela.
Plus récemment, j'ai entendu dire que vous exploriez la créativité des singes ?
Au départ, j'ai été fasciné par l'idée que ces animaux, que nous conduisons au bord de l'extinction, soient capables de maîtriser notre langage sous forme de signes et de symboles, comme l'ont découvert des chercheurs en Californie. Lorsqu'une femelle gorille est attristée et contrariée en voyant les images des attentats du 11 septembre 2001 à New York, elle est en mesure de le leur dire avec des signes.
Je m'y suis rendu cinq ou six fois et j'ai vu des singes bonobos improviser de la musique avec des percussions et de claviers. Tous les musiciens auxquels j'ai montré ces enregistrements sont vraiment étonnés car on peut y voir et entendre ces singes rechercher les notes de manière intelligente et musicale. Ils ont grandi au milieu de radios et postes de télévision, donc ils y sont préparés.
Est-ce que cela conduit à quelque chose ?
J'ai essayé de créer un Internet pour les singes, que nous prévoyons d'étendre à d'autres espèces sous le nom d' Animal Nation . Nous travaillons sur un moteur de recherche qui utilise des images. Je pense que cela pourrait être fascinant de voir des animaux explorer le Web pour peu qu'ils aient les bons outils pour cela. Et découvrir ce qui les intéresse.
Vous avez été l'un des premiers à vous lancer dans la vente de musique en ligne. Votre société, OD2, a-t-elle gagné de l'argent ?
Oui ! C'est d'ailleurs l'un de mes rares investissements à succès. Nous avions une ou deux années d'avance sur Apple mais lorsqu'ils sont arrivés, ils avaient, bien entendu, pour eux leur puissance marketing et un logiciel très sexy. Quand iTunes est arrivé, mes partenaires de OD2 ont voulu vendre. C'est la propriété de Nokia à présent. J'étais très excité à l'idée d'être en première ligne au niveau technologique et j'ai toujours aimé jouer.
Pourquoi vous embêtez-vous encore à prendre des risques dans les affaires ?
Je tiens ça très probablement de mon père. Il est dans sa 90e année maintenant, mais il a travaillé comme ingénieur pour Rediffusion [l'une des plus anciennes sociétés de diffusion audiovisuelle anglaise, ndlr]. Il avait toujours des idées très futuristes. Il y a peu de temps, j'ai pris connaissance des brevets dont il a été à l'origine. Il y en a plus d'une trentaine qui n'a jamais été exploitée. Il a, par exemple, inventé ce que nous connaissons maintenant comme la télévision payante, largement utilisée sur les chaînes câblées américaines. Mais à l'époque Rediffusion pensait « Pourquoi les gens paieraient-ils quelque chose qu'ils peuvent avoir gratuitement ». Je suis un peu plus obstiné que mon père...
J'ai été surpris que la Fifa ait fait appel à vous pour travailler sur la cérémonie d'ouverture de la Coupe du monde 2006. Je ne vous savais pas fan de football ?
Je ne l'étais pas, mais j'ai commencé à m'y intéresser ces dix dernières années. Je suis maintenant un supporter de Liverpool. Lorsqu'ils n'étaient pas au mieux et que Raphael Benitez [Manager du Liverpool FC, ndlr] est arrivé à la tête de l'équipe, j'ai pensé que c'était une bonne chose et j'ai mis de l'argent dans l'aventure pour qu'ils puissent remporter un trophée européen.
J'ai vraiment eu le nez fin. La Fifa m'a contacté par l'intermédiaire de Brian Eno. Ils espéraient un spectacle rock avec des artistes mondialement connus alors que nous pensions plutôt à quelque chose de plus artistique, plus proche de l'idée de notre parc d'attractions. Des billets ont été mis en vente, mais il n'y a pas eu beaucoup de retours, alors la Fifa a mis le projet de côté.
Sur le plan personnel, vous avez la réputation d'être un homme à femmes. Est-ce justifié ?
J'ai fait de mon mieux ! Pendant un moment en tout cas. En fait, je me suis marié très jeune, peu de temps après avoir terminé mes études. Je n'ai donc pas eu beaucoup d'expériences à cette époque. Après avoir divorcé dans les années 80, j'ai partagé la vie de Rosanna Arquette pendant quelques années. Et lorsque cela n'a plus fonctionné entre nous, j'ai été vraiment au fond du gouffre. Quand je suis revenu à la vie... je me suis épanoui, je me suis ouvert au monde. Parce que si vous n'en avez jamais eu la possibilité, c'est mieux d'aller chercher cela en dehors de votre univers.
Peter Gabriel regarde alors sa montre et quitte la pièce en marmonnant quelques paroles inaudibles. N'aime-t-il pas parler de lui à ce point ? Sa fidèle assistante nous répond par la négative et nous informe qu'il est juste en retard, très en retard, pour aller chercher, avec sa femme Meabh, leur fils de cinq ans à l'école privée du coin. Le joindre ensuite pour éclaircir quelques points de notre entretien n'a pas été simple. Peter Gabriel est actuellement en train d'enregistrer de nouvelles chansons tout en préparant un mystérieux nouveau projet - nom de code : The Elders - qui pourrait être musical... ou pas, mais où serait encore impliqué Nelson Mandela.
Notre entretien de 90 minutes n'a fait qu'effleurer la richesse et la diversité des projets inscrits à son agenda. Quelques jours plus tard, il est au bout du fil et nous lui demandons s'il pense que sa musique a souffert de ses multiples et diverses activités. « Oui sans aucun doute, a-t-il répondu sans hésitation. Mais au final je pense que j'ai une vie bien plus intéressante ».
merci à Gedeon
Le quatrième train à grande vitesse depuis une heure se fait entendre comme un coup de tonnerre au milieu des bâtiments de pierre qui composent le quartier général et les studios de Real Word à Wiltshire, dans le sud de l'Angleterre. Et il devient de plus en plus évident que Peter Gabriel est en retard. Très en retard. Rien de vraiment étonnant à cela tant son agenda est réputé pour être toujours très chargé.
Lorsque ses vieux amis de Genesis lui ont récemment proposé de les rejoindre pour une reformation du groupe d'origine en vue d'une tournée en 2007, il a expliqué qu'il ne serait pas en mesure de les satisfaire avant 2008... « Je comprends que Phil (Collins), Mike (Rutherford) et Tony (Banks) soient en train de répéter s'ils souhaitent effectuer quelques dates cette année, mais je ne me joindrai pas à eux car je suis très excité à l'idée de terminer ce que je fais en ce moment » .
Depuis qu'il est apparu affublé de costumes étranges au début des années 70 comme chanteur de Genesis, Peter Gabriel a toujours su jouer de manière brillante et déroutante avec son image et la perception que l'on pouvait avoir de lui.
De ses premières cavalcades sur scène, déguisé en fleur, à ses initiatives pour convaincre la scène rock mondiale de protester contre l'apartheid sud-africain en passant par la création de Womad (World of Music Art and Dance) afin de repousser les frontières du clip vidéo avec Sledgehammer. Sans oublier ses collaborations avec Kate Bush et Sinead O'Connor jouant avec une bande de singes ou encore sa parfaite incarnation de premier de la classe « high-tech », et ses amours avec les plus belles femmes du monde comme l'actrice Rosanna Arquette ou le mannequin Marie Helvin. Pour ne citer que quelques surprises que Peter Gabriel nous a réservées depuis trente ans. Ou comment transformer en art, avec élégance, un comportement parfois contradictoire.
Il est également l'une des rares rock stars, de niveau planétaire, à avoir su faire quelque chose d'intéressant avec l'argent gagné grâce à ses disques. Les studios de Real World ayant été montés à la fin des années 80 avec les recettes de « So », son album qui a eu le plus de succès à ce jour. Alors que j'attends patiemment son propriétaire, Real World héberge deux sessions d'enregistrement différentes : le groupe Stéréophonics et Neil Finn...
Peter Gabriel apparaît enfin, marmonnant quelques excuses d'une voix étonnamment éraillée pour quelqu'un qui n'a jamais fumé de sa vie. Sa silhouette dodue, habillée d'une tenue noire très ample, son bouc devenu blanc et son large sourire lui donnent l'apparence d'un Père Noël qui aurait laissé de côté son costume officiel. Il insiste alors pour nous emmener à la cafétéria de Real World. Alors que nous nous asseyons pour parler tout en déjeunant, un autre train passe à proximité, à plus de 200 km/h, faisant vibrer les fenêtres et troublant la tranquillité des lieux.
01net. : Peter, quel est votre rapport avec les trains ?
Peter Gabriel : J'aime bien les trains car le flux de mes idées est beaucoup plus coulant lorsque je suis en mouvement. J'ai eu l'idée de Womad dans le train qui relie Londres à Bath. Ma théorie est qu'en tant qu'humains nous avons une mémoire instinctive que nous utilisons pour voir des choses qui bougent très rapidement et que nous utilisons mentalement ensuite pour créer.
C'est pour cette raison que Real World est situé à seulement quelques dizaines de mètres d'une voie ferrée ?
Ah ! non. Cet endroit est le seul entouré d'eau que j'ai pu trouver parce que j'aime bien cela. Mais les travaux d'isolation acoustique coûtent, en général, très cher et, seuls, deux des bâtiments sont complètement insonorisés. Sur beaucoup d'enregistrements effectués ici, vous pouvez entendre la contribution du Great Western Railway !
A quoi cela ressemblait de jouer dans un groupe à la Chaterhouse School à la fin des années 60 ?
Je n'y étais pas vraiment encouragé mais je faisais partie de trois groupes en fait. Avec Tony Banks dans The Garden Wall, un nom terrible, mais aussi à la batterie dans un groupe soul appelé The Spoken Word et enfin dans une sorte de jazz-band. J'étais un batteur épouvantable mais j'étais très enthousiaste. Keith Moon [le batteur de The Who, ndlr] était mon idole. Un jour, j'ai fait un rêve où j'avais le choix entre devenir fermier ou musicien, chanteur plus précisément, et même si la batterie était mon premier centre d'intérêt. C'est comme cela que j'ai commencé à chanter.
Vous étiez hippie à cette époque ?
J'étais fait pour ça plus que quiconque... Les autres étaient plus dans l'esprit British Blues de l'époque. Mais je n'ai jamais vraiment aimé les drogues. A cette époque je faisais déjà suffisamment de rêves, assez intenses, pour ne pas, en plus, appuyer sur l'accélérateur ! La seule drogue qui aurait pu m'intéresser est le LSD mais, je n'en ai jamais pris car je ne souhaitais pas perdre le contrôle de moi-même. Je trouvais mes rêves suffisamment effrayants.
Pourquoi le Genesis des débuts était aussi théâtral ?
C'était en partie nécessaire. Nous avions trois guitares douze cordes... et pas d'accordeurs électroniques à cette époque. Alors après chaque morceau, il fallait réaccorder les guitares et il y avait un très long silence pendant lequel tout le monde regardait le chanteur.
J'ai fini par raconter des histoires et les costumes étaient un moyen très simple de les illustrer. La première fois que je me suis déguisé sur scène c'était pour « Foxtrot ». J'ai mis un masque de renard et une tenue rouge que j'avais empruntée à ma femme Jill. C'était vraiment un choc car, en 1972, les gens n'étaient pas encore habitués à voir un homme en robe.
Et votre déguisement de fleur ?
L'idée venait du mythe de Narcisse se transformant en fleur et l'apparence était inspirée du personnage de Weed dans The Flowerpot Men Cune série télé anglaise pour enfants des années 50, ndlr]. Ce costume était vraiment très étonnant et avait une vraie portée dans l'esprit du public. David Bowie et Alice Cooper étaient les deux seules autres personnes à faire ce genre de choses à l'époque. Cela permettait au public de s'évader un peu.
Quand vous avez plongé de la scène vers le public, ils ont dû être surpris. Personne n'avait fait cela auparavant ?
Iggy Pop avait déjà sauté dans le public une ou deux fois, mais il n'avait jamais vraiment plongé... Tout ce que j'ai fait est de me mettre dos à la salle et de me laisser tomber. J'ai toujours été intéressé par le fait de jouer avec la distance qu'il peut y avoir entre le public et l'artiste. Alors que tout devenait de plus en plus organisé dans les spectacles au cour des années 80, cela me permettait d'y réintroduire une part de risques et d'imprévus.
J'en ai eu l'idée après avoir rencontré un type qui avait inspiré une série d'exercices psychologiques qu'il appelait New Games ... C'est très californien. En tout cas, celui-ci était un véritable exercice : si vous faites confiance aux gens, vous êtes détendu et ils vous rattrapent. Si vous n'êtes pas relax, ils vous évitent. La seule fois où le public m'a laissé tomber c'était, très étrangement, à San Francisco !
Que pensez-vous aujourd'hui de « Sledgehammer », la chanson qui vous a fait parvenir au rang de pop-star dans les années 80 ?
C'est un raccourci mais je l'aime bien. J'essayais alors de trouver ma voix dans le style soul music. Otis Redding était mon héros sur le plan vocal, mais je ne voulais pas en faire une pale imitation. C'est une chanson qui parle de sexe. J'avais écouté beaucoup de vieux disques de blues dont les paroles ont très souvent une double signification. Et pour le clip vidéo, j'étais décidé à créer quelque chose de suffisamment rapide et changeant pour fixer l'attention.
A la lumière de vos différents engagements pour la musique et les problèmes de l'Afrique, pourquoi n'avez-vous pas participé au Live Aid ?
On ne me l'a pas demandé ! Mais j'y aurais participé si cela avait été le cas. Bob Geldof [co-organisateur du Live Aid, ndlr] souhaitait un maximum d'effets et de retours grâce aux artistes qu'il avait sur sa liste. Lorsqu'il a eu l'accord de Phil (Collins), il a tout simplement pensé réunir l'ensemble des fans de Genesis. Je n'ai pas eu le droit à mon conte de fées...
C'est ce qui est à l'origine de votre prise de bec avec Bob Geldof au sujet de l'exclusion de musiciens africains pour les principaux concerts du Live 8 ? [A l'occasion d'une série de concerts humanitaires organisés dans les pays du G8 à l'occasion du 20e anniversaire du Live Aid, Peter Gabriel avait critiqué la décision de Bob Geldof de ne retenir, principalement, que les artistes pop les plus célèbres et... blancs, ndlr]
C'est sans rapport... Et ce n'était pas une prise de bec, il a juste pris les choses un peu trop personnellement. Le fait est qu'il travaille très dur sur ce genre d'événements et comme dirait Sting « Jamais aucun acte de bonté ou de charité ne reste impuni ». Son principal objectif était que le monde entier soit devant la télévision et ce n'est possible qu'avec de grands noms.
Je comprends son point de vue mais je le désapprouve. Pour les concerts en faveur de Nelson Mandela en 1988 et 1990, il y avait un très bon mix de musiciens africains et les téléspectateurs n'ont pas zappé pour autant. Live 8, c'était un peu comme si on préparait une fête pour quelqu'un sans l'inviter. C'est pourquoi, nous avons organisé quelque chose dans le cadre de l'Eden Project. Nous souhaitions créer un espace où l'Afrique était partie prenante sur le plan musical.
Parlons un peu de vos autres centres d'intérêt. Qu'est ce que l'Experience Theme Park que vous avez imaginée avec Brian Eno à la fin des années 80 ?
C'était conçu comme une alternative à Disney World mais avec des productions de films, des maisons de disques et des éditeurs indépendants. Toutes ces cultures alternatives que l'on ne voit jamais dans les parcs d'attractions. Le but était de rassembler des scientifiques et des artistes afin de créer de nouvelles expériences multiculturelles, susceptibles de simuler la vie, de la naissance à la mort. C'était à mi-chemin entre le monde réel et virtuel.
Laurie Anderson, par exemple, était intéressée par l'idée de domestiquer la nature avec des moyens artistiques. Nous avions aussi un artiste qui travaillait sur les tornades. Nous envisagions d'en installer à différents points du parc en récréant ce type de phénomènes naturels dans de grands cubes de verre.
Rien n'est ressorti de tout cela ?
Non... La ville de Barcelone était la seule suffisamment folle pour nous prendre au sérieux. Ils nous ont offert un site mais nous n'avons pas pu rassembler l'argent nécessaire. Mais nous avons vécu de très belles réunions de brain-storming... C'est de là que vient le nom « Real World ». Nous avons essayé de convaincre les responsables du Millenium Dome à Londres, mais ils n'avaient pas vraiment confiance dans les artistes. Je continue de penser qu'il y a un marché pour cela.
Plus récemment, j'ai entendu dire que vous exploriez la créativité des singes ?
Au départ, j'ai été fasciné par l'idée que ces animaux, que nous conduisons au bord de l'extinction, soient capables de maîtriser notre langage sous forme de signes et de symboles, comme l'ont découvert des chercheurs en Californie. Lorsqu'une femelle gorille est attristée et contrariée en voyant les images des attentats du 11 septembre 2001 à New York, elle est en mesure de le leur dire avec des signes.
Je m'y suis rendu cinq ou six fois et j'ai vu des singes bonobos improviser de la musique avec des percussions et de claviers. Tous les musiciens auxquels j'ai montré ces enregistrements sont vraiment étonnés car on peut y voir et entendre ces singes rechercher les notes de manière intelligente et musicale. Ils ont grandi au milieu de radios et postes de télévision, donc ils y sont préparés.
Est-ce que cela conduit à quelque chose ?
J'ai essayé de créer un Internet pour les singes, que nous prévoyons d'étendre à d'autres espèces sous le nom d' Animal Nation . Nous travaillons sur un moteur de recherche qui utilise des images. Je pense que cela pourrait être fascinant de voir des animaux explorer le Web pour peu qu'ils aient les bons outils pour cela. Et découvrir ce qui les intéresse.
Vous avez été l'un des premiers à vous lancer dans la vente de musique en ligne. Votre société, OD2, a-t-elle gagné de l'argent ?
Oui ! C'est d'ailleurs l'un de mes rares investissements à succès. Nous avions une ou deux années d'avance sur Apple mais lorsqu'ils sont arrivés, ils avaient, bien entendu, pour eux leur puissance marketing et un logiciel très sexy. Quand iTunes est arrivé, mes partenaires de OD2 ont voulu vendre. C'est la propriété de Nokia à présent. J'étais très excité à l'idée d'être en première ligne au niveau technologique et j'ai toujours aimé jouer.
Pourquoi vous embêtez-vous encore à prendre des risques dans les affaires ?
Je tiens ça très probablement de mon père. Il est dans sa 90e année maintenant, mais il a travaillé comme ingénieur pour Rediffusion [l'une des plus anciennes sociétés de diffusion audiovisuelle anglaise, ndlr]. Il avait toujours des idées très futuristes. Il y a peu de temps, j'ai pris connaissance des brevets dont il a été à l'origine. Il y en a plus d'une trentaine qui n'a jamais été exploitée. Il a, par exemple, inventé ce que nous connaissons maintenant comme la télévision payante, largement utilisée sur les chaînes câblées américaines. Mais à l'époque Rediffusion pensait « Pourquoi les gens paieraient-ils quelque chose qu'ils peuvent avoir gratuitement ». Je suis un peu plus obstiné que mon père...
J'ai été surpris que la Fifa ait fait appel à vous pour travailler sur la cérémonie d'ouverture de la Coupe du monde 2006. Je ne vous savais pas fan de football ?
Je ne l'étais pas, mais j'ai commencé à m'y intéresser ces dix dernières années. Je suis maintenant un supporter de Liverpool. Lorsqu'ils n'étaient pas au mieux et que Raphael Benitez [Manager du Liverpool FC, ndlr] est arrivé à la tête de l'équipe, j'ai pensé que c'était une bonne chose et j'ai mis de l'argent dans l'aventure pour qu'ils puissent remporter un trophée européen.
J'ai vraiment eu le nez fin. La Fifa m'a contacté par l'intermédiaire de Brian Eno. Ils espéraient un spectacle rock avec des artistes mondialement connus alors que nous pensions plutôt à quelque chose de plus artistique, plus proche de l'idée de notre parc d'attractions. Des billets ont été mis en vente, mais il n'y a pas eu beaucoup de retours, alors la Fifa a mis le projet de côté.
Sur le plan personnel, vous avez la réputation d'être un homme à femmes. Est-ce justifié ?
J'ai fait de mon mieux ! Pendant un moment en tout cas. En fait, je me suis marié très jeune, peu de temps après avoir terminé mes études. Je n'ai donc pas eu beaucoup d'expériences à cette époque. Après avoir divorcé dans les années 80, j'ai partagé la vie de Rosanna Arquette pendant quelques années. Et lorsque cela n'a plus fonctionné entre nous, j'ai été vraiment au fond du gouffre. Quand je suis revenu à la vie... je me suis épanoui, je me suis ouvert au monde. Parce que si vous n'en avez jamais eu la possibilité, c'est mieux d'aller chercher cela en dehors de votre univers.
Peter Gabriel regarde alors sa montre et quitte la pièce en marmonnant quelques paroles inaudibles. N'aime-t-il pas parler de lui à ce point ? Sa fidèle assistante nous répond par la négative et nous informe qu'il est juste en retard, très en retard, pour aller chercher, avec sa femme Meabh, leur fils de cinq ans à l'école privée du coin. Le joindre ensuite pour éclaircir quelques points de notre entretien n'a pas été simple. Peter Gabriel est actuellement en train d'enregistrer de nouvelles chansons tout en préparant un mystérieux nouveau projet - nom de code : The Elders - qui pourrait être musical... ou pas, mais où serait encore impliqué Nelson Mandela.
Notre entretien de 90 minutes n'a fait qu'effleurer la richesse et la diversité des projets inscrits à son agenda. Quelques jours plus tard, il est au bout du fil et nous lui demandons s'il pense que sa musique a souffert de ses multiples et diverses activités. « Oui sans aucun doute, a-t-il répondu sans hésitation. Mais au final je pense que j'ai une vie bien plus intéressante ».
merci à Gedeon
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